Mémoires.
- jeanmichelfargues
- 11 nov. 2024
- 4 min de lecture
Hector Fargues, souvenir de mon frère.
À notre mémoire.
Journal de guerre.Le 29 aout 1914.
Chère mère.
J’avais à peine 23 ans lorsque, le 1er août, j’ai reçu la lettre fatidique : la mobilisation générale était décrétée, et la France appelait ses fils au front. Comme tant d’autres, j’ai ressenti une vague d’émotions contradictoires, entre le devoir de défendre ma patrie et la peur, tapie dans un coin de mon esprit. En quittant la maison, je t’ai embrassée en dissimulant mon appréhension et t’ai promis de revenir. « Ne t’inquiète pas, Maman, cela sera fini en quelques semaines », te dis-je, essayant de te rassurer malgré la pointe d’inquiétude qui me perçait le cœur.
Dès mon arrivée, on m’a affecté au 31e régiment d’infanterie. Les premières semaines furent une course effrénée d’entraînements intensifs et de marches épuisantes. Habitué aux travaux des champs, robuste et déterminé, j’ai gagné la confiance de mes camarades. J’ai sympathisé avec Alphonse, pourtant un Montois. Notre amour du ballon ovale nous a réunis, mais la mêlée que nous allions affronter n’était pas faite de l’herbe du stade. Hector est au cœur de nos conversations; André m’a conté les nouveautés qu’Hector avait emmenés à son poste de troisième ligne, se joignant à l’offensive de la ligne des trois-quarts centre il donnait une nouvelle direction au jeu. Hier soir, j’ai entonné l’un de ses succès favoris, La chanson des blés d’or, nous l’avons reprise tous ensemble tapant le rythme sur nos gamelles tels les bandas des festayres. À ses dires, Hector est proche de l’équipe de France, mais cette guerre lui a coupé l’herbe sous les crampons... Un bien mauvais placage.
Les nuits de casernement sont courtes, troublées par les rumeurs et les bruits assourdissants d’autres régiments en marche. Chaque soir, avec ma bougie et ma cantine, je pense à la simplicité de ma vie d’avant, à la campagne, aux rires de mon frère cadet Louis et surtout André, aux longues journées passées à cultiver les champs, à la douceur de ta main sur ma nuque. L’odeur du bois de la grange, celle des pommes de terre , les oiseaux du matin tout cela me manque et celle de la poudre m’écœure. Fin août, le régiment, Alphonse et moi sommes partis au nord
de la France, dans la région de la Somme. Destination : Ribemont, un village déjà dévasté par les premiers affrontements. C’est là que j’ai découvert pour la première fois les tranchées : un dédale de boue et de bois, où les hommes s’enfoncent pour se protéger des tirs ennemis. L’odeur de terre mouillée et de décomposition imprègne l’air lourd; chaque coin semble murmurer les histoires de ceux qui sont tombés avant moi. Je savais, dans un coin de ma conscience, que je devrais m’adapter à cette réalité: la promiscuité, le froid, le fracas des canons, les rats, et l’odeur de la peste.
Le 29 août, à l’aube, l’ordre d’attaque retentit. Gonflé à bloc, j’ai mené en tête de proue la première ligne avec mes camarades, les haranguant avec force. Dans cette lumière grise, je louvoie entre les sifflements, évitant les balles des mitrailleuses Maschinengewehrs qui rougissent l’aube comme les yeux du diable. J’ai entendu les cris de mes camarades, André qui hurle comme un porc qu’on égorge, les ordres des officiers, et les obus allemands qui pleuvent autour de nous. J’avance baïonnette en main, les balles sifflent, épargnant certains et fauchant d’autres, coupés en deux par les rafales saccadées. Le sol tremble sous les explosions, les visages autour de moi deviennent des ombres indistinctes. L’odeur de chair carbonisée est lourde, âpre, et j’ai vomi plusieurs fois. Je ne sais où mais j’avance, à quatre pattes comme un chien dans la boue, bave à la bouche. Il fait chaud; l’été se termine et les palombes vont s’envoler dans le ciel.
Une douleur vive dans ma poitrine m’a fait descendre de ma palombière. À genoux, j’ai vu que le ciel était étoilé, d’une couleur opiacée. J’ai levé le bras droit au ciel et posé ma main gauche sur mon uniforme, sur le cœur, et j’ai serré entre mes doigts la chaîne et la médaille de la Vierge que tu m’as donnée pour mon baptême. Mes ongles noirs de peur étaient déjà imbibés de sang. Mes yeux se fermèrent, et mes derniers souvenirs se sont tournés vers ton doux visage de mère, vers les dunes de mon enfance, le sable de mon temps qui s’écoule hors de mes veines, et cette promesse que je n’ai pas su tenir.
Je t’aime,
Georges-Armand.
Georges-Armand est mort au champ d'honneur ce 29 Août 1914, décoré des deux médailles de guerre, dont une étoile de bronze pour honneur au combat.
La vie d’Hector sera elle vouée au rugby. C’est dans les tribunes du Stade Maurice Boyau qu’un jour de derby entre l'USD et le Stade Montois qu'Hector quittera à tout jamais le terrain qui avait été le témoin de ses exploits passés. La génération suivante, le frère ainé de mon père fils d’André et madeleine sera nommé Georges, il décèdera ce 07 Novembre 2024. À ce jour je garde les deux médailles et la lettre du colonel.
Less we forget.

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